Si le marasme autour des retards de paiement des aides bio a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années, celui concernant un autre imbroglio administratif est resté jusqu’à présent confidentiel : le sujet des contrats courts. Il touche pourtant des dizaines d’agriculteurs bio, pour des montants de plusieurs milliers d’euros.
En août 2019, lorsque Jacques Breton, agriculteur dans l’Indre, reçoit – enfin – la régularisation de ses aides bio pour 2017 et 2018, c’est la douche froide : non seulement il ne touche aucune aide bio, mais en plus des pénalités lui sont appliquées. Total : “5 500 euros”, indique-t-il. Motif : il n’aurait pas respecté la règle de rotation des cultures et d’introduction d’une céréale ou d’un oléo-protéagineux, imposée pour toucher les aides “grandes cultures bio”. Or, assure-t-il, il a bien respecté cette règle en implantant de l’orge de printemps avant une luzerne.
Même constat pour Jean-François Vincent, éleveur dans le Cher, qui reçoit en 2018 la régularisation de ses aides de 2016. Verdict : “6 000 euros d’aides en moins”, pour le même motif. “Deux ans après, on vous dit : tout compte fait vous n’aurez pas d’aide, mais en plus vous aurez à repayer !”, témoigne-t-il, exaspéré.
Ces deux producteurs, comme des dizaines d’autres, ont en commun d’avoir effectué une demande d’aide à la conversion ou au maintien à l’agriculture biologique en grandes cultures entre 2011 et 2014, juste avant la mise en place de la nouvelle PAC, entrée en vigueur en 2015. Les aides bio courant sur cinq ans, ils ont tous signé un nouveau contrat en 2015 afin de prolonger leur engagement sur la nouvelle programmation PAC pour un, deux, trois ou quatre ans. Pour bénéficier d’une aide entrant dans la catégorie “cultures annuelles bio” (300 €/ha/an pour l’aide à la conversion, 160 €/ha/an pour l’aide au maintien), les agriculteurs doivent s’engager à “implanter un couvert de grandes cultures (céréales, oléagineux ou protéagineux) au moins une fois au cours de l’engagement”, est-il stipulé par le ministère de l’Agriculture.
Rotations tronquées par l’administration
“Le problème, c’est que l’administration n’a comptabilisé que les cultures implantées à partir de 2015, même si le contrat d’aide bio démarrait avant, fait savoir Félix Lepers, chargé de mission réglementation à la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab). Autrement dit, si un agriculteur a bien implanté un blé ou un maïs en 2014 ou en 2013, l’administration ne l’a pas pris en compte. Personne n’était au courant de cette subtilité, aux conséquences parfois graves pour les producteurs”.
Jean-François Vincent s’est retrouvé dans cette situation : “Au cours de mon contrat, j’ai fait trois ans de céréales, de 2012 à 2014, puis deux ans de trèfle violet, en 2015 et 2016, que j’ai déclaré en cultures annuelles, expose-t-il. Sauf que l’administration n’a regardé que les deux ans au cours desquelles je n’ai pas fait de céréales !” Cet éleveur de porcs et de moutons, vice-président du groupement des agriculteurs bio du Cher, a recensé “19 cas” semblables dans la région Centre-Val de Loire. “La situation est inacceptable. Le ministère ne veut pas reconnaître qu’il a fait une erreur et je ne comprends pas la légèreté avec laquelle l’administration traite ce problème”, déplore-t-il.
Dès 2017, la Fnab alerte le ministère de l’Agriculture sur ce sujet, avec un courrier resté lettre morte. “Depuis, nous avons alerté le ministère à plusieurs reprises, mais il n’a jamais formulé de pistes de secours”, indique Félix Lepers. Pour les producteurs sanctionnés, l’incompréhension prévaut, ainsi qu’un gros sentiment d’injustice. “On n’a pas triché”, “on a tout bien respecté”, sont des phrases qui reviennent dans les témoignages.
Des solutions bancales
Au cas par cas, certaines DDT tentent d’arranger le problème. “Elles ont par exemple proposé à quelques agriculteurs de requalifier leurs parcelles de grandes cultures en prairies, explique Félix Lepers. Mais cela n’est possible que pour les éleveurs”. Et cette mesure, même si elle permet d’annuler les pénalités, entraîne une baisse des aides de plus de 50% car les montants pour la conversion à l’agriculture biologique sont de 130 €/ha pour une prairie, contre 300 €/ha pour une parcelle de grande culture.
Pour les producteurs en grandes cultures, aucune solution ne se dégage, mis à part l’annulation pure et simple de leur demande d’aide. “C’est ce qu’a fait ma DDT il y a tout juste un mois, témoigne Jean-François Vincent. Cette annulation fait que je n’ai plus de pénalités à payer, mais en contrepartie je ne reçois pas d’aides ! Ce n’est pas une solution acceptable.”
Situations absurdes
“On en arrive à des situations totalement absurdes, atteste pour sa part Jacques Breton. Sur un même relevé de situation, on me donne une prime sur le premier pilier pour la production de légumineuses fourragères, en l’occurrence chez moi de la luzerne, et on me sanctionne sur les aides du second pilier au motif que justement, j’ai fait de la luzerne ! La main droite ne sait pas ce que fait la main gauche…”
Pour Félix Lepers, “la légalité de la demande de remboursement interroge”. “Il n’était pas écrit que, dans la durée du contrat court, il était interdit de faire une légumineuse, argue-t-il. Et il n’a pas été clairement fait mention du fait que les années précédant le contrat court ne seraient pas prises en compte”. Dans la notice de 2015 pour les aides à la conversion et au maintien en bio, le ministère indiquait seulement ceci : “La durée des engagements pris en 2015 est adaptée de manière à assurer la continuité avec la programmation précédente”.
“Là où il y a potentiellement faute de l’Etat, c’est que la norme n’était pas claire, intelligible et accessible – or c’est une obligation légale”, assure Félix Lepers. La Fnab continue d’alerter le ministère à ce sujet et espère, à terme, qu’une solution amiable pourrait être trouvée avec l’administration.