

L’Institut de l’agriculture et de l’alimentation biologiques (Itab) est en crise, au moment même où la bio est reconnue comme une voie d’avenir pour l’agriculture. Les auteurs de cette tribune craignent que cet affaiblissement « laisse la place à une privatisation de la recherche appliquée en agriculture biologique, alors que ce sont des enjeux d’intérêt public qu’elle doit résoudre ».
Présent depuis 1982, l’Institut technique de l’agriculture biologique (Itab), récemment renommé Institut de l’agriculture et de l’alimentation biologiques, vit depuis plusieurs mois une situation aux conséquences désastreuses pour les salariés et pour le développement de l’agriculture biologique. Celle-ci connaît pourtant sa plus grande dynamique jamais observée à ce jour et a plus que jamais besoin de structures d’appui, d’accompagnement et de recherche.
Des difficultés financières, s’expliquant notamment par une moindre contribution de la profession agricole par rapport aux autres instituts techniques agricoles et par un financement sur projets, sans garantie de ressources pérennes, en seraient à l’origine. Elles ont conduit le conseil d’administration à décider d’une mise en redressement judiciaire, accompagnée de deux licenciements brutaux, alors que nous restons convaincus que d’autres solutions auraient pu être réfléchies collectivement. Le prix de ce redressement judiciaire est lourd : six autres licenciements, conduits sans organiser de relais pour les missions assurées par ces salariés, auxquels s’ajoute la démission de deux autres salariés. La gestion des relations avec les salariés, à l’encontre du principe d’éthique qui est pourtant l’un des principes clés de l’agriculture biologique, a conduit à la démission de trois membres du Conseil scientifique.
Au total, l’organisme qui comptait 28 salariés en mai 2019 a perdu environ un tiers de son effectif en moins d’un an. Le conseil d’administration a connu des départs et évictions qui interrogent quant à sa capacité à représenter désormais la diversité de l’agriculture biologique : actuellement n’y siègent plus ni les chambres d’agriculture, ni la FNSEA, ni la Confédération paysanne, ni Nature et Progrès.
L’institut a agrégé des compétences pointues et produit des travaux de recherche appliquée originaux
L’Itab a obtenu officiellement les qualifications d’institut technique agricole en 2012, et d’institut technique agro-alimentaire en 2018, le ministère de l’Agriculture reconnaissant ainsi son positionnement sur l’ensemble du système alimentaire. Contrairement aux autres instituts techniques agricoles segmentés entre filières de production (céréales, fruits et légumes, ruminants, monogastriques, vigne et vin, etc.), il présente l’originalité de couvrir l’ensemble des productions et des filières bio. Ceci se justifie par l’essence même de l’agriculture biologique dont les systèmes plus diversifiés répondent le mieux à l’absence d’utilisation d’intrants de synthèse.
En presque quarante ans, l’institut a agrégé des compétences pointues et produit des travaux de recherche appliquée originaux. Son approche transversale, multi-filières, couvrant l’amont et l’aval, lui permet d’avoir, sur les questions clés de l’agriculture biologique, une vision large et systémique, valorisant la combinaison de leviers et laissant une large place aux rôles et savoirs des acteurs. Ses activités s’appuient sur les compétences de partenaires multiples, acteurs de la recherche et du développement et praticiens, agriculteurs en tête. L’Itab est unanimement reconnu, aux niveaux national, européen et international, comme l’organisme coordonnant la recherche-expérimentation en agriculture biologique en France, et est régulièrement sollicité pour accompagner le ministère de l’Agriculture comme d’autres institutions publiques.
Enfin, non seulement il alimente la recherche en agriculture biologique et pour l’agriculture biologique, mais il est force de proposition pour toute agriculture en transition agroécologique. Il a été pionnier sur des thématiques comme l’utilisation maîtrisée de substances naturelles peu préoccupantes, la diversification des productions en fermes maraîchères ou en polyculture-élevage, ou encore l’utilisation de procédés « doux » en transformation des produits alimentaires.
Nous souhaitons que l’Itab puisse continuer à jouer son rôle clé au sein de l’agriculture biologique
Alors que les preuves scientifiques s’accumulent concernant l’impact de certains pesticides sur l’étendue et le rythme accéléré de l’érosion de la biodiversité et l’impact des modes de production et de consommation dominants sur la santé et sur l’environnement, alors qu’il est indispensable d’accompagner les conversions des fermes et des filières, nous estimons que c’est une erreur stratégique d’évincer des personnes parmi les plus expertes en France sur ce sujet. Nous exprimons notre soutien à ces huit salariés licenciés, Laurence, Catherine, Geneviève, Bruno, Blaise, Agnès, Aude et Marc avec qui nous, chercheuses et chercheurs, avons collaboré depuis des années. Nous exprimons aussi notre soutien aux salariés qui restent et qui doivent gérer cette phase de transition dans un contexte d’effectif réduit et déstabilisé. Nous craignons que l’affaiblissement de l’Itab ne laisse la place à une privatisation de la recherche appliquée en agriculture biologique, alors même que ce sont des enjeux d’intérêt public qu’elle doit aider à résoudre.
Nous estimons aujourd’hui urgent et essentiel de s’interroger sur l’évolution du modèle Itab :
• Quelles solutions pour sortir de la grave crise de gouvernance traversée par l’institut et retrouver une représentation large de l’agriculture et l’alimentation biologiques au conseil d’administration, garante du fonctionnement en réseau qui a fait ses preuves jusqu’ici ?
• Quelles modalités de construction des orientations de la recherche de l’institut avec les salariés et avec les partenaires ?
• Quelle implication des pouvoirs publics et de la profession agricole pour une montée en puissance des effectifs, indispensable pour accompagner le développement de la bio ?
Nous souhaitons que l’Itab puisse continuer à jouer pleinement son rôle clé au sein de l’agriculture biologique en France, dans une gouvernance revue et à nouveau plurielle, dans le respect des valeurs de l’agriculture biologique, au service de tous les citoyens qui attendent un changement de modèle agricole en France.
- Liste des signataires :
Dominique Desclaux, agronomie et génétique
Marion Desquilbet, économie
Claire Lamine, sociologie
Bernard Rolland, agronomie et sélection
Aude Alaphilippe, agronomie
Christine Aubry, agronomie
Rémy Ballot, agronomie
Fabienne Barataud, géographie
Julia Baudry, épidémiologie de la nutrition
Nicolas Beaudoin, agronomie
Laurent Bedoussac, agronomie
Stéphane Bellon, agronomie
Marc Benoit, agro-économie
Marie-Hélène Bernicot, agronomie
Michel Bertrand, agronomie
Gilles Billen, biogéochimie
Christophe Bonneuil, histoire
Hélène Brives, sociologie
Florian Celette, agronomie et agroécologie
Marianne Cerf, ergonomie
Pascale Chalier, sciences biologiques et alimentaires
Nathalie Couix, sciences des organisations
Pascal D’hour, zootechnie
Ivan Dufeu, gestion
Arnaud Dufils, agronomie
Lucie Dupré, anthropologie
Michel Duru, agronomie
Jérôme Enjalbert, généticien
Anthony Fardet, alimentation préventive et holistique
Philippe Fleury, géographie
Damien Foissy, agronomie
Eve Fouilleux, science politique
Yvan Gautronneau, agronomie
Karine Germain, systèmes d’élevage avicole
Isabelle Goldringer, génétique des populations
Laurence Guichard, agronomie
Laurent Hazard, agroécologie
Jean-Louis Hemptinne, écologie et didactique de l’écologie
Stéphane Ingrand, zootechnie des systèmes d’élevage
Gwénaëlle Jard, technologies alimentaires
Claire Jouany, agronomie
Emmanuelle Kesse-Guyot, épidémiologie de la nutrition
Amelie Lefèvre, agronomie
François Léger, agroécologie
Chantal Loyce, agronomie
Danièle Magda, écologie
Marie-Angélina Magne, zootechnie système
Guillaume Martin, agronomie
Gilles Martel, zootechnie
Safia Médiène, agronomie
Catherine Mignolet, agronomie des territoires
Christian Mouchet, économie rurale
Mireille Navarrete, agronomie
Thomas Nesme, agronomie
Guillaume Ollivier, sociologie
François-Xavier Oury, sélection
Joséphine Peigné, agronomie
Elise Pelzer, agronomie
Thomas Poméon, économie
Raymond Reau, agronomie et conception innovante
Marie-Hélène Robin, agronomie
Muriel Valantin-Morison, agronomie
Hayo Van der Werf, agronomie
Jean-François Vian, agronomie
Audrey Vincent, géographie
François Warlop, agronomie
- Signataires ajoutés le 3 février, à la parution de la tribune :
Alain Baranger, génétique et phytopathologie
Aude Barbottin, agronomie
Cécile Brès, génétique et amélioration des plantes
Stéphanie Cluzet, biologiste
Juliette Cognié, zootechnie
Anne Collin, physiologie animale et systèmes d’élevage
Xavier Coquil, ergonomie et agronomie
Geneviève David, agronomie
Thomas Delattre, biologie
Céline Domange, santé animale et sécurité sanitaire
Emma Forst, génétique
Thierry Gidenne, systèmes d’élevage
Ghylène Goudet, élevage porcin durable
Marie-Hélène Jeuffroy, agronomie
Marianne le Bail, agronomie
Valérie Le Corre, génétique des populations
Anne Mérot, agronomie
Lucile Montagne, zootechnie
Kevin Morel, agronomie
Maria Pellicer-Rubio, zootechnie
Servane Penvern, agronomie
Caroline Petit, agronomie des territoires
Frédérique Santi, génétique des arbres
Anne Silvestre, santé animale
Vincent Thénard, zootechnie et agroécologie
Source : https://reporterre.net/Fer-de-lance-de-la-recherche-en-agriculture-bio-l-Itab-est-en-peril