La menace de pénurie alimentaire n’est ni un coup du sort, ni une fatalité. Elle résulte d’une insouciance et d’une illusion trop longtemps entretenues selon lesquelles nous serions dans un progrès matériel indéfini, dans une abondance qui pourrait — grâce au marché — résoudre spontanément toutes les difficultés et atténuer tous les risques, laissant le consommateur dormir tranquille et vaquer à ses occupations. Nous en avons perdu de vue des principes biologiques de base.
Résultat de ce choix de société : une agriculture artificielle, industrielle, entièrement dépendante des énergies fossiles, hors-sol, sans paysans, anéantie par un exode rural sans précédent. En France, 11 millions de paysans sont passés à la trappe en quelques décennies, et en 2020, c’est encore une exploitation toutes les 26 minutes qui disparaît ! Combien dans le monde ? Ce sont des milliers de kilomètres carrés alignés pour produire, transformer et acheminer une nourriture appauvrie en nutriments, reposant sur trop peu d’espèces, sur des pratiques artificielles et destructrices des sols, des eaux, et des communautés humaines. Ce système alimentaire, trompeusement efficace, n’en est devenu que plus vulnérable aux chocs climatiques, aux maladies, aux crises économiques et géopolitiques, et aux pénuries de ressources.
La France a la réputation d’être un pays producteur. Certes, en volumes ! Mais peut-elle pour autant nourrir sa population ? Non : notre système alimentaire dépend d’importations de soja américain et brésilien (faute de protéines végétales cultivées), de matières premières (dont les énergies fossiles et les phosphates), et de fruits et légumes (des milliers de camions par jour nous apportent les denrées agricoles des pays du sud). Aujourd’hui, moins de 2 % de notre surface agricole utile produit des fruits et légumes, alors qu’il en faudrait 10 % !
Notre monde vit dans un rêve technologique. Mais le réveil est terrible. Il produit maintenant des foules sans travail et sans nourriture décente, sur des sols progressivement stérilisés par les labours profonds et les molécules toxiques de l’agro-industrie suspectées de contribuer à toutes nos maladies chroniques, dites « maladies de civilisation » ! Une agriculture sans paysans, c’est l’Eldorado pour la pétrochimie et l’industrie lourde, mais c’est le cauchemar pour les peuples et les biens communs.
La crise du coronavirus en annonce d’autres, et met en lumière toutes les vulnérabilités extravagantes de ce système industriel. Nous avons l’opportunité de réagir, non pas en stoppant la machine (ça c’est fait), mais en coordonnant et en accélérant une « transition » vers des systèmes alimentaires moins vulnérables et plus résilients aux chocs de toutes sortes. Presque aucun pays n’est épargné par ces menaces, puisque quasi tous ont choisi les mêmes voies techno-chimiques et économiques, les mêmes dépendances des transports au long cours.
Nous sommes nombreux à avoir annoncé les catastrophes alimentaires. Depuis la révolution industrielle des années 1960-1970, des mises en garde ont été documentées, des propositions de réorientation ont été faites, alors que les politiques agricoles, sous l’emprise des lobbies agro-industriels, n’ont cessé de poursuivre leur course folle dévastatrice des écosystèmes, de la santé et des emplois…
Ce que nous proposons, c’est d’ENGAGER D’URGENCE UNE GRANDE CONCERTATION CITOYENNE par échanges électroniques et visio-conférences, dans chaque région et chaque bassin de vie, visant à remailler le territoire avec des productions diversifiées, à proximité et au service des populations, et avec leur aide.
Nous avons besoin :
- d’hectares soustraits à l’artificialisation et à l’appétit des acquéreurs fonciers ;
- de formation des agriculteurs aux techniques simples de culture et d’élevage qui permettent de régénérer les sols, économiser l’eau, réduire la mécanisation, et boucler les cycles du carbone, de l’azote et du phosphore ;
- d’outils de production agricole robustes et simples à fabriquer ;
- de circuits raccourcis qui alimentent les populations et les usines de transformation, si possible locales.
C’est une question de bon sens, pas d’idéologie. Il y a urgence à faire l’inventaire des ressources et des besoins sur les territoires par des concertations régionales en commençant par les communes avec la collaboration des Maires et des associations locales :
- Quels sont les lieux et les ressources comestibles disponibles aujourd’hui, les moyens de stockage et de distribution ?
- Quels sont les lieux de formation pour les futurs paysans ?
- Quelles sont les cultures et les surfaces allouées aux denrées de première nécessité ?
- Quelles sont les surfaces à conserver de milieux naturels et d’infrastructures écologiques pour renforcer les populations et la diversité des pollinisateurs et des oiseaux prédateurs des ravageurs ?
- Quels sont les moyens humains et matériels à mettre en œuvre dans chaque commune ?
Chaque municipalité ou intercommunalité peut faire l’inventaire de son territoire avec ses citoyens, selon une grille à co-élaborer, afin de cartographier la France, d’échanger et de s’entraider. Il s’agit de rendre les territoires efficients dans chaque région, en s’inspirant des meilleures solutions des uns et des autres.
La nourriture est le premier des besoins, or les systèmes alimentaires sont devenus majoritairement vulnérables et contre-productifs. L’agriculture est l’une des fonctions essentielles à la sécurité et au bien-être des communautés humaines, c’est le moment de lui redonner ses bases et son sens : c’est une question d’ordre public et de sécurité nationale.
Signataires :
- Philippe Desbrosses : agriculteur et docteur en sciences de l’environnement
- Dominique Bourg : philosophe, professeur honoraire, Université de Lausanne
- Valérie Cabanes : juriste internationaliste
- Françoise Laborde : sénatrice de la Haute-Garonne
- Stéphane Linou : ancien conseiller général de l’Aude, auteur de Résilience alimentaire et sécurité nationale (2019)
- Edgar Morin : sociologue
- Christian Mouchet : Président de la Fondation pour le Progrès de l’Homme, agronome, professeur émérite Agrocampus Ouest
- Coline Serreau : cinéaste, membre de l’académie des Arts
- Pablo Servigne : ingénieur agronome et auteur
- Julien Bayou : secrétaire national du groupe EELV
- Sophie Swaton : Présidente de la Fondation Zoein, économiste et philosophe, Université de Lausanne
- Maxence Layet: écrivain, éditeur de la revue Orbs l’autre Planète
- Gilles-Eric Séralini : scientifique, professeur d’Université, spécialiste des O.G.M.
- Delphine Batho : ancienne Ministre, députée des Deux-Sèvres, auteure de L’ Ecologie Intégrale
- Benoît Biteau : paysan bio, agronome, député Européen EEVL
- Corinne Lalo : journaliste indépendante d’investigation, auteure
- Dr Dominique Eraud : phytothérapeute-nutritionniste, présidente de Solidarité-Homéopathie
- Emmanuel Bailly : ingénieur auteur des tables d’indices de Souveraineté Alimentaire
- Alexandre Boisson : expert sécurité civile, co-fondateur de SOS maires
- Yannick Jadot : député Européen EELV
- Jean-Marc Governatori : auteur, Écologie Politique
- Corinne Lepage : ancienne ministre et députée Européenne, avocate
- Charles et Perrine Hervé-Gruyer : fondateurs de la Ferme du Bec-Hellouin, auteurs Permaculture
- Lucile Cornet-Vernet : parodontologue, fondatrice des Maisons de l’ARTÉMISIA
- André-Jacques Holbecq : auteur, économiste, co-fondateur de SOS maires
- Claude Aubert : agronome, écrivain, fondateur de Terre Vivante et Quatre Saisons du Jardinage
- Boris Aubligine : paysan, fondateur d’Ethica Mondo MBA
- Charles Kloboukoff : PDG du groupe Léa Nature
- Michèle Rivasi : députée Européenne EELV
- Samuel Lachaume : conseil en finance et territoire durables
- Cyril Dion : co-fondateur du Mouvement des Colibris et co-réalisateur du Film Demain
- Lionel Montoliu : fondateur de 0.6 Planet, docteur de Polytechnique, co-directeur du master Management de la Technologie et de l’Innovation
- François Plassard : paysan Terre-Mer, ingénieur agronome, docteur en Economie, auteur ruralité
- Monica Bassett : artiste peintre Internationale
- Isabelle Champion-Poirette : présidente de Mille Variétés Anciennes
- Olivier Roellinger : chef restaurateur de Cancale
- Jean-Paul Jaud : cinéaste
Source : https://le1hebdo.fr/journal/actualite/tribune-securite-alimentaire-69.html