Nous alertons à Bio Linéaires depuis plus de dix ans sur les enjeux d’avenir proches cruciaux pour la bio : vente en ligne, nouveau locavorisme, chaîne agroalimentaire résiliente, solidarité, lien social, biodiversité, etc. Comment le coronavirus influe-t-il à moyen et long terme sur ces tendances ? Analyses et conseils avec Sauveur Fernandez.
Bio Linéaires : « L’après-virus », semble très difficile à prévoir, car les scientifiques sont encore désorientés par le covid-19 ?
Sauveur Fernandez : Effectivement, il est ardu d’anticiper quoi que ce soit, mais c’est possible. Il faut déjà méditer sur les originalités de cette pandémie qui vont servir de « socle » pour de premières réflexions et actions de bon sens adaptées à des temps incertains. D’abord, le fait d’avoir confiné la moitié de la planète implique et marque durablement chacun d’entre nous, contrairement aux grandes pandémies précédentes qui ont disparu de la mémoire collective (qui se souvient encore de la grippe A2 dite de Hong-Kong de 1968-1970 qui a fait 1 million de victimes dans le monde et 30 000 en France en deux mois ?). Ensuite, ce virus « petit, mais costaud » a mis à bas une économie mondialisée avec les conséquences que l’on sait. Nous allons aussi ressentir ses effets au moins jusqu’en 2021, avec un déconfinement progressif, des gestes barrières, des tests, et l’isolement des porteurs, sans compter une 2e vague très probable. Enfin, pour diverses raisons, les pandémies ont toutes les chances de se reproduire… Pour les plus pessimistes, rappelons que le but d’un virus n’est pas de tuer, mais de trouver un hôte disposé à lui offrir gracieusement « gîte et couvert ».
BL : Des sondages montrent que, marqué par le confinement, la crainte de la précarité, et des images fortes d’une nature qui retrouve ses droits, le Français aspire à démondialiser l’économie, à protéger les services publics, les acquis sociaux, et l’environnement. Va-t-on vers un après-monde vert plus vite que l’on pouvait le penser ?
S.F. : Des choses remarquables sont en train de se passer. Comme le souligne bien le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, le simple fait que les gouvernements préfèrent un confinement à grande échelle au maintien de l’économie pour éviter trop de décès est de très bon augure. Les températures très chaudes de 2019 ont rendu visible pour tous le réchauffement climatique. Le virus va encore plus loin avec le retour des catastrophes sanitaires qui rendent à nouveau la mort présente au sein même des pays riches. Le port du masque par intermittence, probable après le coronavirus, va maintenir cette pression. Le Français réalise aussi que ces pandémies sont provoquées par une forte pression humaine sur la nature. Les animaux sauvages, premiers hôtes du virus (l’hypothèse la plus juste pour l’instant) diminuent à vue d’œil, ce qui incite probablement ce dernier à trouver de nouveaux « hébergeurs » plus nombreux, comme les humains… On peut donc s’attendre — selon la durée et les répercutions économiques du virus — à ce que la société, désormais aux premières loges pour un moment, devienne plus réceptive à des actions pour l’environnement et une économie plus égalitaire. Attention cependant à l’effet « plus rien ne sera jamais comme avant » comme on a pu le voir en 2008. On se dirige au contraire vers une polarisation et une friction marquée des idées et valeurs profondes de chacun (États, lobbies, économistes, consommateurs), et une accélération des grandes tendances… bonnes ou critiquables (essor maintenu du bio… et du gaz de schiste). En clair, les écologistes vont devenir encore plus écolos, les néolibéraux encore plus actifs, les présidents de partis d’extrême droite encore plus autoritaires (comme en Hongrie et au Brésil), etc. En fait, il faut comprendre que, en temps de crise, pour l’immense majorité, on ne change pas ses valeurs personnelles, on se réfugie en elles. Les sondages cités sont d’abord des déclarations d’intention sur le coup de l’émotion. À Wuhan en Chine, les magasins de luxe ont été pris d’assaut après le déconfinement. De plus, malgré les aides publiques, les temps économiques promettent d’être rudes pour la « France d’en bas »… et la France tout court ! Celle-ci aura autre chose à penser qu’une mondialisation définanciarisée ou la mise en place d’une chaîne alimentaire résiliente. Donc, oui, le coronavirus va inciter à se poser les bonnes questions (forte dépendance du monde vis-à-vis de la Chine pour les médicaments) et à agir positivement dans certains secteurs comme la santé publique, catastrophique aux États-Unis et menacée en France. Mais c’est plutôt un temps de lutte, de « marche en crabe » et d‘accouchement dans la douleur d’un Nouveau Monde qui s’annonce. Dans tous les cas, les événements actuels mettent en avant ce qui ne va pas. Ils marquent un temps fondamental de rupture qui nous fait véritablement rentrer dans le troisième millénaire. C’est un peu comme la période 1914-1918 qui a vraiment signé la naissance du XXe siècle avec de nouvelles valeurs.
“Malgré les leçons de la pandémie, l’après-covid
ne va pas couler de source : il va falloir continuer de se mobiliser
pour un monde plus vert”
BL : Quels enseignements de moyen terme peut-on retirer des changements de consommation dus au confinement ?
S.F. : Une fois passé le premier moment de panique, les habituels modes de consommation reviennent en fait rapidement, comme les apéritifs qui reprennent des couleurs. Ce qui est plutôt bon signe, quelle que soit l’évolution de la situation, pour les fabricants qui proposent autre chose que des pâtes ou du riz. Sinon, les critères prix/ promotions, un temps relégués reviennent en force sur fond de crise économique. L’alimentation discount faite de produits d’importations à bas prix a encore de beaux jours devant elle. Bien sûr, dans le même temps les produits bio, frais, sains, naturels locaux et responsables vont poursuivre encore un peu plus leur progression. Donc de manière globale, une fois passé le confinement il ne va pas y avoir autant de changements alimentaires qui n’existent déjà… jusqu’à la prochaine pandémie. Les Français vont retourner au restaurant et prendre plus de compléments alimentaires, pour l’immunité, mais aussi pour les soucis de santé et un besoin de protection générés par le virus . Un autre aspect à surveiller est le problème sanitaire pour tout ce qui se manipule directement sans protection, avec des craintes plus ou moins justifiées : je pense au vrac et au rayon trad, en baisse durant le confinement. On va certainement assister à un renouveau ou du moins à une tentation de l’emballage. Des solutions pratiques et une communication adaptées vont devoir être trouvées pour maintenir ces segments durant les crises à venir. Une cellule de réflexion devrait aussi se mettre en place pour la RHD en imaginant des solutions pour fonctionner en cas de nouvelles infections, quitte à innover (venir chercher les plats par exemple).
BL : Venons-en au secteur bio. La vente en ligne alimentaire a explosé, obligeant les magasins bio à réagir dans l’urgence. Quelles conséquences peut-on en tirer ?
S.F. : Il fallait s’y attendre, car le covid-19 ne fait qu’accélérer une tendance forte, pratique quand on ne peut se déplacer. Selon Kantar,
20,1 % des foyers ont acheté en ligne contre 11,3 % pour le mois précédent le confinement. La grande majorité se composant de nouveaux convertis. J’alerte depuis 2015 sur le besoin urgent d’intégrer une vente omnicanale performante. Or, jusqu’à présent les magasins bio ne proposaient dans leur grande majorité pas grand-chose, laissant le terrain libre à la grande distribution. Celle-ci, apeurée à juste titre par Amazon a mis les bouchées doubles depuis plusieurs années. Le résultat est un écosystème digital efficace et performant capable de montée rapidement en puissance. L’effet confinement est finalement une chance pour la bio spécialisée, car il oblige, certes dans la douleur et la précipitation, à combler cette trop grande lacune pendant qu’il est encore temps. Si tel n’avait pas été le cas, les magasins bio se seraient trouvés dès 2023 en grave situation d’infériorité par rapport à la GMS, avec un retard quasi impossible à rattraper. La livraison de repas à domicile va aussi s’accroître. Un autre point à surveiller est la situation financière que traversent certaines chaînes spécialisées et magasins
indépendants bio. Celle-ci est amplifiée par la vente en ligne et la méfiance croissante des banquiers. Des rachats par la GMS (ou des
marques conventionnelles !) sont donc à prévoir, ne serait-ce que pour acquérir des emplacements clés. Du côté des pure player,
Amazon, dopé par sa forte croissance alimentaire, commence à racheter des magasins de proximité en faillite aux États-Unis et à
implanter des magasins alimentaires « phygitaux » en Angleterre. Tout ceci fait qu’on ne devrait pas tarder à voir de telles situations
se produire en France et en Europe…
BL : Beaucoup de familles ont spontanément passé commande auprès de petits producteurs locaux. Le locavorisme va-t-il grandir encore plus durant l’ère post-covid ?
S.F. : Oui bien sûr, mais il va aussi évoluer. Là encore, une fois le moment d’angoisse passé, les petits producteurs ont rapidement mis en place des initiatives individuelles ou collectives très intéressantes pour l’avenir proche afin de contrer les initiatives maladroites de l’État sur les fermetures des marchés, des jardineries : on peut citer les plateformes numériques pour localiser les producteurs et les circuits courts, les outils collaboratifs, la mise à disposition par les collectivités de moyens logistiques et de bâtiments publics vides, etc. Ces innovations vont stimuler un nouveau locavorisme 3.0 en cours de gestation, et que nous anticipons depuis plusieurs années. Sa particularité sera d’avoir une vision globale, qui ira de la semence paysanne — promise à un brillant avenir — jusqu’au jardin potager du consommateur (en
vogue) en passant par une transformation locale (cf. Bio Linéaires n°82 p. 88). Elle garantira une production la plus autonome possible
pour une meilleure résilience de notre chaîne alimentaire. La biodiversité accrue de production et de transformation sera aussi autant de barrières pour éviter des pandémies. Rappelons que le système alimentaire actuel est fragile, car trop interdépendant. Nous importons des protéines animales, des fruits et légumes, et exportons du blé crucial pour certains pays. En cas de blocage sur une quelconque partie de cette chaîne non résiliente, comme ce qui est en train de se passer, et ce sont plusieurs pays qui ne peuvent s’alimenter correctement.
BL : La GMS a beaucoup communiqué sur les valeurs d’entraide et de solidarité. Qu’en est-il de la bio spécialisée ?
S.F. : Effectivement, entre, par exemple, les aides aux agriculteurs locaux et certains supermarchés réservant des horaires aux personnes
âgées, tout cela à été intensément médiatisé. Si les gestes sont certainement louables, la GMS, rodée depuis 40 ans à la communication de crise, a aussi compris les retombées futures évidentes en termes d’image. Ma crainte est que, une fois passé le gros de la crise, la bio spécialisée ne soit pas perçue aussi solidaire et engagée socialement que cela. Surtout que la solidarité au-delà des filières va devenir un des gros enjeux pour les années qui viennent. Des opérations comme des paniers solidaires bio accessibles à tous pourraient être généralisées.