Dans son numéro 31 de février 1967, Agriculture et Vie publiait un article au titre évocateur « Pourquoi sommes-nous empoisonnés ? » consacré aux pesticides. Face à ce sujet extrêmement grave (qui l’est encore aujourd’hui), de nombreuses voix s’élevèrent, initiant l’agriculture biologique comme réponse aux méfaits croissants des produits chimiques dans la nourriture de l’homme.
Les lanceurs d’alerte
Parmi les déclencheurs d’alerte, il faut citer « Printemps silencieux » le livre de la biologiste américaine Rachel Carson qui fut publié en France avec une préface du Professeur Roger Heim, président de l’Académie des Sciences et directeur du Muséum d’histoire naturelle. Cet ouvrage avait provoqué une telle émotion aux États-Unis que le président Kennedy avait créé une commission d’études sur le sujet laquelle aboutit à la nécessité d’une énergique et rapide intervention pour limiter les dégâts. On peut aussi y adjoindre un savant autrichien, Gunther Schwab, qui publia un impressionnant dossier rassemblant les conclusions d’une centaine d’ouvrages techniques : « La danse avec le diable » suivi peu après de « La cuisine du diable » consacré aux multiples interventions de la chimie dans notre nourriture quotidienne. Avec ces deux ouvrages, les consommateurs étaient avertis.
Les professionnels producteurs, ceux qui payaient les pots cassés, l’étaient eux aussi : les ravages causés par la fièvre aphteuses et la tuberculose déclenchaient des réactions. Voyons, par exemple, quelques extraits du vœu des vétérinaires des Hautes-Pyrénées lors de leur Congrès à Reims.
- considérant que les agriculteurs sont placés en présence de l’explosion des maladies qui frappent leur cheptel : la tuberculose bovine, la fièvre aphteuse et la stérilité
- considérant que les pertes occasionnées par ces maladies se chiffrent par milliards de francs
- considérant qu’il est de notre devoir de porter toute l’attention sur la reprise de l’immunité naturelle en se basant sur le principe de Claude Bernard « le microbe n’est rien, le terrain est tout »
- or, la terre est un produit biologique qui s’accommode mal du mariage avec tous les produits chimiques qu’on déverse sur elle. On veut traiter la terre par la chimie, elle se vengera en ne donnant plus rien
- il faut apporter à cette terre des produits et des amendements biologiques.
Constatant toutes ces réalités, l’association pyrénéenne de lutte contre les maladies des animaux, émet le vœu que les techniciens qualifiés et convaincus attaquent cette question de la prophylaxie de l’alimentation par les amendements biologiques, afin de donner la résistance voulue au cheptel et par voie de conséquence à l’agriculture et à la France elle-même.
Dès lors, qu’a-t-on fait ?
À l’échelon officiel, rien (nous sommes en 1967). Depuis longtemps, cependant, certains chercheurs s’étaient penchés sur ce problème : en Angleterre, la Soil Association ; en Allemagne et en Suisse, les biodynamistes avec l’anthroposophe Rudolf Steiner ; en France, l’Association Française d’Agriculture Biologique (AFAB), sans compter un grand nombre d’agriculteurs et d’amis de la nature.
Dans l’Ouest, notamment, de nombreux agriculteurs se sont mis à appliquer dans leur ferme la méthode mise au point par Raoul Lemaire, ancien professeur à l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers et par le professeur Jean Boucher, fondateur et secrétaire général de l’AFAB (voir page 89). Cette méthode, qui depuis huit années a fait amplement ses preuves est basée sur l’abandon de tout usage de produits chimiques de synthèse : engrais, insecticide, herbicide, fongicide, etc. Les engrais utilisés sont obtenus par un compostage rationnel des fumiers de ferme mélangés de paille et activés par une algue marine particulière, réduite en poudre, le lithothamne. Cette poudre est également répandue sur les feuillages des plantes, sur les feuilles des arbres fruitiers, sur les prairies, sur la terre. Elle a pour propriété de favoriser la prolifération de la microfaune des sols et, par conséquent, d’améliorer l’humus. La pratique des engrais verts et la culture des légumineuses associées avec céréales et maïs, ainsi que des labours superficiels (afin de ne pas détruire en l’enfouissant la matière vivante de la surface) complètent cette méthode. Dès la première année, les résultats sont visibles avec le rétablissement de la santé du cheptel et une augmentation de la lactation. Ainsi donc, la preuve est faite que le retour indispensable à l’équilibre de la nature est réalisable dès à présent (1967).
Aujourd’hui
Plus de cinquante années après, les choses ont évolué et les résidus de pesticides font peur, à juste titre. L’agriculture biologique a été reconnue et a désormais officiellement sa place dans le circuit commercial habituel avec ses règles et ses spécificités. Les pesticides de synthèse sont toujours présents dans le catalogue des spécialités offertes aux producteurs, mais leur utilisation est de moins en moins tolérée par les consommateurs.
Jean-François Lemaire