[Interview] Après avoir passé 15 ans dans l’agroalimentaire conventionnel, Isabelle Jaud-Colosio décide de monter sa première épicerie vrac et bio en 2019, puis une seconde à l’automne 2023. Elle nous livre aujourd’hui sa motivation à faire revivre le commerce de quartier.
Bio Linéaires : Isabelle, comment êtes-vous passée d’un univers à l’autre ?
Isabelle Jaud-Colosio : J’ai débuté en tant que responsable commerciale, en France et à l’export, pour de grands groupes agroalimentaires comme Jacquet, puis dans le négoce en vin. Quand La Recharge a ouvert à Bordeaux en 2013, j’ai trouvé l’idée formidable de pouvoir acheter sans emballage, juste la quantité nécessaire. Au bout de toutes ces années de vente où seul le chiffre comptait, je voulais moi aussi réduire ma consommation. On commençait à parler des épiceries vrac, et en 2019, après réflexion, j’ai fait une formation « monter son projet » avec Réseau Vrac, et je me suis lancée !
BL : Pourquoi ce quartier précis à Bordeaux ?
I. J. C. : Étant Bordelaise d’origine et travaillant déjà sur la région, j’habitais non loin du quartier de Nansouty, c’était facile d’accès et la demande existait sur le vrac. J’ai trouvé un local que j’ai entièrement rénové avec mes proches, avant d’ouvrir quelques mois plus tard, en mai 2019. Coté concurrent, nous n’avons qu’un magasin bio qui s’est ouvert récemment à 50 mètres de chez nous.
BL : Quelle est l’offre de votre EAP ?
I. J. C. : L’idée est de proposer les produits du quotidien, la base des courses pour la semaine, à prix accessible, 90 % en bio. Nous avons démarré avec 400 références, nous en avons 1 400 aujourd’hui, dont 800 en vrac, sur un magasin de 60 m². Je n’ai pas tout, mais un peu de tout : épicerie sucrée, salée, du café, du thé, un peu de frais, des fruits et légumes, de l’hygiène, de l’entretien, des accessoires. Le rayon des fruits et légumes s’est développé naturellement avec l’augmentation de la fréquentation : nous travaillons avec des partenaires du Lot-et-Garonne, une coopérative landaise, uniquement sur des produits régionaux et de saison. Nous proposons des bières régionales bio en collaboration avec un producteur de houblon, un cidre fabriqué à Bordeaux à base de pommes de Nouvelle-Aquitaine, pas de vin car nous avons un caviste pour voisin, à chacun son métier. Et aussi, nous avons fait le choix de soutenir une filière amande du côté de Perpignan, en non-bio, mais française, au lieu d’acheter nos amandes bio en Espagne.
« Quand on veut faire ses courses en vrac, la proximité est primordiale »
BL : Votre offre café semble particulièrement importante pour vous, est-ce une de vos valeurs ajoutées ?
I. J. C. : Même si ce n’est pas un produit local, nous travaillons avec deux torréfacteurs locaux, de même que pour le thé, des partenaires engagés sur la partie éthique : qualité des récoltes, conditions de vie des producteurs, pas de travail d’enfants… dans le respect d’un cahier des charges rigoureux. Pareil pour les fruits secs : nous choisissons des maisons qui ne font pas que de la récolte, mais vont plus loin dans leur projet : faire travailler les populations locales, construire des écoles, etc. Nous menons une réflexion sur ces valeurs au-delà de l’aspect vrac et bio. Notre valeur ajoutée, c’est le service, le lien avec nos clients. Nous connaissons la marque de leur machine à café, leurs enfants, nous prenons leurs ados en stage… J’avais envie d’un lieu convivial, d’un accueil chaleureux, même si la personne n’achète qu’un peu de pâtes. Durant la crise sanitaire, nous avons joué un rôle très important auprès de celles et ceux qui ne voyaient personne à part nous. C’est une vision d’un commerce « à l’ancienne » au centre de la vie du quartier. Nous livrons gracieusement certaines personnes âgées qui ne peuvent plus porter leurs courses, cela fait partie de notre mission.
BL : Combien de personnes faites vous travailler ?
I. J. C. : Hormis Lydie, qui m’accompagne depuis le début et gère aujourd’hui la nouvelle épicerie, trois apprentis se répartissent sur nos deux magasins, avec des rythmes d’alternance différents, ce qui fait que nous avons en permanence deux personnes dans chaque magasin, en nous comptant. Pour moi, la confiance avec les personnes que je forme est primordiale, ça leur permet de grandir et de d’être plus vite autonomes.
BL : Et qu’est ce qui vous a motivé à ouvrir un nouveau magasin ?
I. J. C. : Le hasard ! J’avais déjà eu un projet en 2021 pour ouvrir une épicerie vrac dans un autre quartier de Bordeaux, qui finalement ne s’est pas fait. Une fois cette déception digérée, un ami agent immobilier m’a proposé un local bien placé qui se libérait non loin d’ici, en très bon état, assez grand, au cœur d’un quartier commerçant. Après réflexion en famille, et avec Lydie, on s’est dit pourquoi pas ? C’est un pari : le local est deux fois plus grand, il fallait faire quelques travaux pour accueillir une clientèle de quartier différente d’ici, on savait que les premiers mois seraient difficiles. Aujourd’hui, nous avons encore peu de recul depuis l’ouverture, mais les retours sont positifs. Il n’y avait pas d’offre fruits et légumes dans ce quartier, nous avons été bien accueillies sur cette partie et allons la développer car nous avons plus de place. Tout ce qu’on sait faire dans le premier magasin, on l’a développé dans le nouveau, en proposant dès l’ouverture une grande diversité de vrac. L’autre point fort, c’est un espace salon pour faire goûter nos thés, cafés, biscuits et viennoiseries. L’été prochain nous envisageons d’ouvrir une terrasse dans une petite cour à l’arrière.
BL : Quel profil de clientèle pour ces deux magasins ?
I. J. C. : À Nansouty, c’est depuis le début une clientèle déjà sensibilisée au vrac : ils viennent avec leurs bocaux et sont fidèles à la qualité de nos produits. Des familles avec enfants, des futures mamans, des personnes âgées qui se font plaisir, et même des étudiants qui, malgré l’appréhension du prix, apprennent à mieux gérer le budget alimentation avec le vrac. Sur le nouveau magasin, nous sommes très attendues sur les fruits et légumes, les produits locaux et le bio. Mais aussi sur des produits d’épicerie conditionnés… Et le vrac se développe doucement, avec un travail de pédagogie à faire sur ce sujet. Vu la taille du local, nous allons pouvoir proposer de nouveaux produits et doubler le nombre de références. Nous offrons à chaque client des sachets papiers, des bocaux en prêt ou don. Nous offrons aussi les fruits et légumes abîmés, à ceux qui le souhaitent, ou à une association qui en fait du compost.
« Durant le Mois du Vrac, nous faisons des remises additionnelles à chaque client qui apporte son contenant »
BL : Comment appréhendez-vous le marché actuel ?
I. J. C. : C’est parfois un peu tendu niveau trésorerie, l’activité perdure grâce à une clientèle fidèle, mais il est difficile de recruter de nouveaux clients. On doit lutter contre l’image chère du petit commerce, alors qu’à qualité équivalente, nous sommes souvent moins chers qu’en GMS. Le panier moyen chez nous reste en dessous de 20 euros, environ 50 clients/jour en semaine, jusqu’à 90 clients/jour le samedi. Sur le nouveau magasin, développer la partie salon de thé apportera un vrai plus en termes de fréquentation.
Propos recueillis par Christophe Beaubaton