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DOSSIER 108 : Quel avenir pour l’agriculture bio ?

 

Un peu d’histoire

L’agriculture biologique (organic farming) est née des travaux d’un agronome anglais, Sir Albert Howard, qui, entre les deux guerres mondiales, a travaillé en Inde, alors colonie britannique, sur la fertilisation organique et en particulier la production de compost (méthode Indore), dont il a constaté les effets bénéfiques sur la fertilité des sols et sur les rendements. Il a publié en 1940 « An Agricultural Testament « (Un Testament agricole), qui est devenu en quelque sorte la bible de l’agriculture biologique en Angleterre, puis dans le monde. Pour lui « la santé du sol, des plantes, des animaux et de l’homme est une et indivisible ». Parallèlement, Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, a jeté les bases de l’agriculture biodynamique, qui a fait l’objet d’un autre livre « Bodenfruchtbarkeit » (Fécondité de la terre) par l’agronome allemand Ehrenfried Pfeiffer, publié en 1938. Curieusement, ces deux agronomes, sans s’être connus, sont parvenus aux mêmes techniques de base, dont le compostage. L’agriculture biodynamique y ajoute, selon les indications de Rudolf Steiner, l’utilisation de certaines préparations végétales et animales (bouse, silice, végétaux) et la prise en compte de l’influence des astres.

La première organisation européenne d’agriculture biologique a été la « Soil Association », créée en Angleterre en 1946. Son nom confirme que le sol et sa fertilité étaient alors les premières, voire les seules, préoccupations de ce mouvement, qui reposait sur les constats conjoints « de la chute de fertilité des sols par l’érosion et l’épuisement, la diminution de la qualité des produits alimentaires, l’exploitation accrue des animaux et les impacts négatifs de l’agriculture intensive d’après-guerre sur les paysages ruraux et la vie sauvage ». Les pesticides et les engrais azoté de synthèse commençaient à peine à être utilisés. Dire que l’AB se caractérise par la non utilisation des engrais chimiques et des pesticides de synthèse est factuellement vrai, mais, contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas, au départ, la base de cette agriculture.

Cette dernière n’est apparue en France qu’au début des années 1960 avec, d’une part, l’organisation Lemaire-Boucher qui, outre les apports organiques, fondait la fertilisation sur l’apport d’algues calcaires marines de Bretagne (lithothamne et maërl). Peu après, en 1964, est apparue l’association Nature et Progrès, issue de la volonté de ses fondateurs (André Louis, Mattéo Tavera et André Birre) de disposer d’un organisme indépendant de toute activité commerciale. Cette association a rédigé le premier cahier des charges français en 1978 (homologué par les pouvoirs publics en 1986), qui a largement servi par la suite de base au cahier des charges européen encore en vigueur aujourd’hui.

La Fédération Internationale des Mouvements d’agriculture biologique (IFOAM) fondée en 1972 par un collectif d’associations, dont Nature & Progrès, détermine quatre grands principes pour l’AB :

  • la santé des sols, des plantes, des animaux et des hommes, considérée comme une et indivisible,
  • l’écologie, en s’accordant avec les écosystèmes et leurs cycles, en les imitant et en les aidant à se maintenir,
  • l’équité, à la fois dans les rapports entre les êtres humains et à l’égard des autres créatures vivantes,
  • la précaution, par une conduite prudente et responsable.

L’agriculture biologique, d’abord ignorée puis vivement contestée par la recherche et l’enseignement agronomiques, n’a vraiment décollé qu’au milieu des années 1990 et progressé rapidement dans les années 2000, jusqu’à représenter environ 10 % de l’agriculture française aujourd’hui, voire plus de 30% dans des régions du sud. Nous avons évoqué plus haut les causes possibles du ralentissement subi en 2021 et 2022, et pour envisager l’avenir, nous devons revenir sur certaines d’entre elles.

Les alternatives proposées

Faisant face au développement de l’AB et aux réactions des consommateurs préoccupés par l’utilisation des pesticides, l’agriculture conventionnelle a réagi de diverses manières.

Une première réaction a été l’apparition en France au début des années 2000, de l’agriculture de conservation, qui était déjà pratiquée depuis longtemps sur le continent américain. Née aux Etats-Unis à la suite des « Dust Bowl » (érosion éolienne catastrophique des sols du Midwest sur près de 405 000 km2 dans les années 1930 à la suite du labour des sols de prairies). Elle repose aujourd’hui sur trois piliers : le non-travail du sol, la couverture permanente de ce dernier et la rotation. L’utilisation généralisée des herbicides et, à partir des années 1970, du glyphosate qui a permis le non-labour, a facilité son extension rapide sur le continent américain puis son arrivée en Europe. Son principal inconvénient est, sauf exceptions, sa dépendance aux herbicides. Par ailleurs, ses défenseurs ont longtemps affirmé qu’elle permettait de séquestrer beaucoup de carbone dans le sol, ce qui est faux si l’on considère l’ensemble du profil et pas seulement les 20 premiers centimètres de surface (Angers & Ericksen-Hammel, 2008).

Une deuxième alternative, la plus ancienne en matière de recherche, est la production intégrée, sur laquelle des scientifiques travaillent depuis plusieurs décennies, qui consiste à mettre en œuvre le maximum de techniques visant à limiter les intrants chimiques et à n’y avoir recours qu’en cas de nécessité absolue. Elle n’a hélas jamais été appliquée à grande échelle sauf en Suisse (label IP).

Une troisième est le très récent label HVE (Haute Valeur Environnementale), qui s’inspire quelque peu de la précédente, mais n’arrive dans la pratique qu’à de faibles améliorations par rapport à l’agriculture conventionnelle et qui fait l’objet de sévères critiques de « greenwashing » et même d’un recours au Conseil d’État par un collectif d’associations en janvier 2023.

Une quatrième est l’apparition de labels privés tel que le label « Zéro résidus de pesticides ». Comme son nom l’indique ce label, et d’autres similaires, garantit l’absence de résidus quantifiables dans les aliments concernés, mais pour autant aucun engagement sur l’absence de traitements pesticides de synthèse, sachant que certains d’entre eux ne laissent pas toujours des résidus, ce qui ne les empêche pas de polluer l’environnement en dehors des parcelles traitées et de maltraiter la biodiversité.

Aucune de ces tentatives, même si certaines ne sont pas dépourvues d’intérêt, ne répond aux questions posées par les pesticides chimiques et l’azote de synthèse, à savoir la pollution des aliments et de l’environnement, l’agriculture biologique étant la seule à le faire.

Pourquoi l’agriculture biologique reste, à ce jour, la seule alternative cohérente ?
Pour ceux qui ont eu, au milieu du XXe siècle, la charge de définir les règles de l’AB, décider qu’il ne fallait utiliser ni pesticides ni engrais chimiques de synthèse a été un choix fondé davantage sur une conviction que sur des données scientifiques, alors très insuffisantes. Une décision risquée, dont le bien fondé n’est apparu que bien plus tard. Beaucoup l’ont critiquée et ils continuent à le faire, la jugeant arbitraire et excessive. Et pourtant, c’est en partie elle qui a fait le succès de l’AB pour deux raisons. D’une part, elle obligeait les agriculteurs à trouver d’autres solutions, plus respectueuses des processus naturels. D’autre part, pour le consommateur, elle avait le mérite de la clarté. Presque toutes les tentatives de promouvoir des modes de production qui réduisent l’utilisation de ces intrants, mais sans les interdire totalement, se sont avérées des échecs. Par ailleurs, si la réduction, voire la suppression, des pesticides de synthèse fait de plus en plus consensus, mettre en cause les engrais azotés de synthèse reste très minoritaire. Certes, on admet que leur utilisation est excessive, mais nul ne se hasarde à dire à partir de quel niveau. Quant à les interdire, personne, l’agriculture biologique mise à part, n’y songe. Et pourtant…

Concernant les consommateurs, les données scientifiques récentes montrent qu’une transition pour une alimentation à base végétale est indispensable pour une meilleure santé des humains et de toute la planète. Mais à une condition ! Les aliments végétaux étant de loin les plus contaminés par les pesticides de synthèse, une alimentation plus végétale des humains avec des aliments conventionnels entraine une augmentation de l’exposition aux pesticides (Baudry, 2019) : ainsi, la seule possibilité  de réduire fortement l’exposition chronique aux pesticides des humains et tous les vivants  est bien de consommer des aliments bio. Une modélisation de chercheurs français a monté la faisabilité d’ un scénario possible de transition avec une qualité alimentaire maximale, des aliments à 80-90 % bio et des impacts  sur l’environnement (terres agricoles, énergie et GES) réduits de 90 %, publié dans le célèbre journal Nature food (Seconda 2021). C’est le type d’alimentation recommandé depuis 2019 en France par le Programme National Nutrition Santé-4 du Ministère de la santé, dont les impacts bénéfiques potentiels ont été calculés et publiés dans Nature sustainability (Kesse-Guyot 2020).

Faire évoluer le cahier des charges

Le cahier des charges de l’AB n’est pas gravé dans le marbre et n’a pas cessé d’évoluer. Par ailleurs, il ne doit pas nécessairement être partout exactement le même. Dans certains pays où les sols sont très appauvris et certains ravageurs impossibles à contrôler du jour au lendemain sans biopesticides, il faudra assouplir certaines règles de transition jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre soit obtenu.

À l’inverse, il faut imposer de nouvelles règles en matière de biodiversité, de justice sociale, d’emploi, de résilience économique et de bien-être animal. Cela permettra d’en finir, par exemple, avec les exploitations bio, certes très minoritaires, mais existantes, qui respectent le cahier des charges actuel, mais se préoccupent insuffisamment de la fertilité des sols à long terme, qui négligent les rotations et les apports organiques, manquant l’objectif premier de l’agriculture biologique. Ou celles qui négligent la biodiversité (pas de critères précis dans le règlement européen) ou qui exploitent une main d’œuvre mal payée, mal logée et peu protégée en matière de santé.

Ou encore ceux qui prônent une conversion directe à l’agriculture biologique sans étapes de progression et d’ajustements (cas de l’échec majeur de la conversion directe au bio à 100 % de l’agriculture du Sri Lanka en 2022 qui cachait bien d’autres problèmes politiques : économiser des devises étrangères en n’important plus engrais et pesticides, de carburants et de médicaments, qui creusaient la dette post-Covid du pays).

À court terme, le règlement bio européen doit évoluer et être amélioré avec des contrôles mieux adaptés et avec des critères renforcés ou nouveaux : carbone et climat, bien-être animal, critères sociaux, avec un passage progressif à des obligations de résultats dans ces différents domaines.
 Le rôle essentiel des pouvoirs publics

Comme nous l’avons vu, rien ne s’oppose, agronomiquement, à une généralisation de l’AB et les pouvoirs publics sont, dans une large mesure, responsables de sa « panne » actuelle et de sa croissance trop lente. Comme l’a montré un très récent rapport de la Cour des Comptes de juin 2022, le soutien de l’AB par les pouvoirs publics est notoirement insuffisant.

Quant au discours tenu par certains responsables politiques, selon lequel c’est au marché de déterminer la croissance de l’AB, par le jeu de l’offre et de la demande, il est irrespectueux des citoyens que nous sommes. C’est un peu comme si on demandait au marché de réguler l’offre et la demande des soins médicaux ou encore de résoudre le problème du réchauffement climatique.

Conclusion

La fertilité des sols, le climat, l’eau, la santé publique sont des biens communs qui n’ont rien à voir avec le marché. C’est donc de la responsabilité des pouvoirs publics de contribuer au développement de l’agriculture biologique, sur la base des connaissances actuelles, par une meilleure information et incitation des consommateurs, une meilleure formation des conseillers agricoles et par une contribution financière à la recherche et développement et à la diminution des prix de détail (par la rémunération des services environnementaux du bio  actant le vrai coût de l’alimentation), à la hauteur de ces enjeux majeurs.
L’agriculture biologique et ses variantes (biodynamie, permaculture, agriculture biologique régénératrice), dans la transition écologique en cours, sont donc les seules alternatives réalistes à l’agriculture conventionnelle. Ce qui passe par la non utilisation, à l’issue d’une période de transition, des intrants écotoxiques issus de l’industrie chimique, ce qui nécessite de garantir le bien-être animal et sur le plan climatique à manger moins de produits animaux et à ne pas utiliser plus de terres arables par des défrichements de milieux naturels (landes, forêts, zones humides…) et souvent par des aliments importés.
Avec l’épuisement des sols, la contamination de l’environnement, la santé, la contribution au changement climatique, l’agro-industrie est le problème, pas la solution.

La bio est peut-être de moins en moins vue comme une agriculture porteuse de sens et de valeurs agroécologiques, sanitaires, sociétales et climatiques, mais comme une « niche commerciale ». Elle doit rester une agriculture agroécologique au service des citoyens du monde et de notre unique planète.

Alors le bio est-il meilleur que le non-bio ? 
Incontestablement !

DOSSIER 108 :
L’agriculture bio malmenée : 10 mythes sur la bio à déconstruire
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L'agriculture bio malmenée

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Les 10 mythes sur l’agriculture bio

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Quel avenir pour l’agriculture bio ?

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